Un article dans Libération du 16 avril 2015 « le nucléaire implose, l’Etat s’interpose » décrivait la situation de l’industrie nucléaire française en 2015. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Fin juillet 2015, un accord est annoncé : EDF reprendrait la division réacteurs d’Areva. Après 34 ans de promesses et de compromis, sans réelle redéfinition des objectifs long terme en matière d’énergie et d’un cap mobilisateur…..après toutes ces années, la fierté de la France, son industrie nucléaire  s’enfonce un peu plus chaque jour vers sa désagrégation.

Une suite de non décisions, de non résolutions des questions de fond, de débats sans fin, ont fini par déstabiliser un ensemble industriel de qualité, sans ainsi lui donner la possibilité de préparer sa transformation et son adaptation pour que notre pays soit en tête pour respecter réellement les accords de Kyoto. C’était accessible pour peu que le courage et la détermination politiques soient aussi forts qu’ils l’ont été en 1974 pour décider alors d’aller vers l’indépendance énergétique de la France.

Une décision préparée de longue date et assumée

L’indépendance énergétique était l’objectif fixé par le gouvernement au moment des chocs pétroliers de 1973 et 1979. La décision de développer la technologie de fission de l’atome pour produire de l’électricité a pu être prise alors,  grâce aux travaux de recherche engagés dans les années 1960 et aux interactions notamment avec les Etats-Unis qui avaient mis au point la filière qui a ensuite été francisée.

Une fois la décision prise par le gouvernement Messmer (années 1970) de retenir la filière des réacteurs à eau pressurisée et de déployer un programme de construction de centrales nucléaires, une politique industrielle adaptée s’est déployée. Tous les industriels français grands et petits étaient rassemblés pour gagner ce pari. Framatome, Cogema, le CEA, Schneider, Alsthom …et toutes les entreprises intervenant sur les chantiers et dans la construction des composants se sont organisés pour réussir.

C’est à cette époque que la notion de « grand chantier » a été créée avec des dispositions particulières pour créer les conditions de l’intégration de ces énormes chantiers sur le territoire français. Il serait très intéressant de regarder 40 ans après le retour d’expérience sur ce point précis. Les français découvraient le nucléaire, avec les peurs et les espoirs liés à toute nouvelle technologie.

Un juste équilibre….très fragile

Lorsque je suis entrée à EDF en 1980, dans la direction des « bâtisseurs », la direction de l’Equipement, la mise en exploitation des réacteurs nucléaires se faisait à un rythme soutenu. C’était le résultat d’une remarquable organisation rendue possible grâce à la conjonction entre une vision et une volonté politique de long terme, une compétence industrielle incarnée par les « hommes » de l’art dans les grands groupes et dans tout le tissu des entreprises concernées, et des organisations syndicales engagées dans l’accomplissement de ce projet. Chacun de ces acteurs assurait donc son rôle et sa responsabilité au niveau national comme au niveau local.

Pour autant, n’oublions pas que les débats étaient virulents et même violents. Le choix du nucléaire était ressenti comme  imposé par un certain nombre d’associations écologistes.

Ce ressenti s’est exprimé encore fortement dans les débats sur la transition énergétique menés ces dix dernières années. Il se traduit par la défiance entre tous les acteurs de ces débats. Les conclusions ont été  des résultats de compromis bien éloignés de l’expression d’une réelle vision pour l’avenir énergétique de l’Europe et de la place de la France dans ce futur.

1981 ; l’arrêt du programme …ou son « lissage »

Au changement de majorité présidentielle en 1981, une des premières décisions prises a été le « lissage du programme nucléaire ». C’était une promesse du programme de l’Union de la gauche. A EDF, le virage est difficile à prendre. Les repères antérieurs ne sont plus les mêmes. La dynamique est fragilisée. Il faut bien terminer les chantiers engagés. La confiance n’est plus là. EDF est ressentie comme faisant de la résistance…l’Etat dans l’Etat.

L’Etat prend ses distances avec EDF. Le fragile équilibre est rompu. Ainsi s’amorce un cycle infernal : à chaque changement de majorité les décisions de la majorité précédente sont remises en question. Difficile d’avoir des projets de long terme ! Cela se traduit donc par un gaspillage financier énorme puisque ce « jeu » se développe aujourd’hui partout sur tout le territoire et pour toutes les décisions, grandes et petites. Le long terme n’est plus de mise….sauf pour quelques rares irréductibles qui cherchent à comprendre le sens pour éviter l’effet « girouette ».

Un premier virage raté, un élan stoppé en plein envol

Est-ce la sidération suite à l’arrivée de la gauche au pouvoir ? j’imagine que des analystes et des historiens donneront des réponses multiples. Comment aurions-nous pu faire pour qu’à ce moment là, une remise à plat soit engagée pour amorcer une réévaluation du programme initial, pour poser les pierres d’une nouvelle orientation industrielle et énergétique. Tout le monde est tétanisé. Je me souviens bien qu’à EDF, l’esprit était de tenter de limiter la casse. Etat d’esprit qui perdure encore …

Nous ne parlions pas d’arrêt du programme nucléaire. Nous parlions de « lissage » et c’était déjà difficile de prononcer ces mots ! C’est le début du « politiquement correct » qui masque la réalité et empêche de poser vraiment les problèmes et d’y travailler. On croit ainsi pouvoir avancer. Jeu de dupes. Sans doute nécessaire à cette époque, pour ne pas créer de panique dans les entreprises du secteur et laisser le temps au nouveau gouvernement …de se rendre compte qu’il ne pouvait pas se passer eu jour au lendemain du nucléaire.

Tous ceux qui avaient précédemment porté haut et fort l’indépendance énergétique et la décision du nucléaire, se disent que c’est un mauvais rêve qui passera.

Un suréquipement qui profite à l’Europe de l’électricité et au chauffage électrique

La notion de suréquipement apparait. L’honnêteté est bien de constater que cet « arrêt » en 1981 a permis de prendre conscience que le programme décidé dans les années 70 est trop important par rapport aux besoins réels de consommation. Difficile pour les dirigeants des entreprises industrielles et les organisations syndicales engagées dans cette aventure d’accepter ce constat et de remettre en question les dispositifs.

Pour autant émergent les bases d’une Europe de l’énergie avec le développement des interconnections de réseaux entre la France et les pays voisins et donc les échanges d’électricité en fonction des besoins, des disponibilités et des coûts de production à un moment donné.

L’opposition des anti-nucléaires et des organisations environnementales s’exprime toujours avec force. De nombreux projets n’arrivent pas à se faire notamment en matière de lignes THT (Boutre-Carros, Cazaril-Aragon).  Rejet du  « château d’eau nucléaire » qu’est la France. La concertation est en panne. Crise de confiance à tous les niveaux.

Par ailleurs l’orientation est prise à EDF d’engager une politique commerciale offensive sur le chauffage électrique. Orientation critiquable..Mais c’est une autre sujet.

Drôle de situation :  la nouvelle majorité politique après avoir respecté sa promesse électorale, ne souhaite pas remettre en question un choix qui s’avère pertinent en terme économique et industriel. Sans pour autant s’exprimer clairement sur le sujet.

Puis les dirigeants à la tête des groupes industriels n’ont plus été des « hommes de l’art »

Autre bouleversement dans le paysage français :  à la fin des années 90 les responsables des grands groupes industriels  sont recrutés dans les cercles politiques. Ils ne sont plus issus du sérail. Le choix n’est plus fait sur des critères d’expérience et de compétences. Les politiques en ont-ils peur ? en tout cas ils mettent des hommes (et pas de femmes à l’époque) appartenant à leurs réseaux divers.

EDF fait peur. Deux mondes qui ne fonctionnent pas sur les mêmes critères. Confusion des genres. Cela ne facilite pas la remise en question qu’EDF aurait dû initier d’elle-même pour engager sa transformation industrielle et redéfinir une vision en matière d’énergie et d’électricité. L’entreprise se recroqueville.  On se plait à louer son savoir faire et son haut niveau de compétences tout en donnant tous les signes de la défiance vis-à-vis de ses ingénieurs et de ses dirigeants….qui sont marqués pour des générations et des générations du sceau d’avoir été « l’Etat dans l’Etat ». Paradoxe révélateur de la peur de ceux qui sont au pouvoir et qui craignent ceux ont un savoir qu’ils n’ont pas.

EDF est la bête noire des associations environnementales et des écologistes. Aujourd’hui encore.

Des organes de gouvernance peu courageux et peu clairvoyants

La faille s’est creusée encore plus avec la guerre des « ego » des dirigeants de Groupes à laquelle nous avons assisté dans les années 2009-2013. La rivalité et l’ambition obscurcissent les esprits. Les salariés sont emmenés dans ce conflit par des patrons qui chacun se targue d’être la tête de pont du renouvellement du nucléaire. Quelle folie ! Quel manque de lucidité individuelle et collective.

Pourquoi personne n’explique que la réussite française ne tenait qu’à cet équilibre entre les différents pouvoirs ? pourquoi personne ne rappelle que la force du projet français tenait aussi à l’interaction forte entre ceux qui exploitent les centrales et ceux qui les construisent créant ainsi les conditions pour que l’ensemble des entreprises du secteur puissent intégrer les évolutions et les retours d’expérience dans la conception, la construction et la maintenance des futures centrales. C’est cela que la Chine a choisi lorsqu’elle a demandé à EDF d’être l’architecte industriel dans la construction  de sa 1ère centrale nucléaire à Daya Bay.

Comment les organes de gouvernance de ces groupes n’ont-ils pas réagi ? comment ont-ils pu laisser durer ce conflit mortel ? comment le gouvernement a-t-il pu ne pas sonner la fin de la récréation ? Les conséquences sont terribles pour l’ensemble de l’activité industrielle française.

« Pour comprendre ce qui nous entoure, il faut que le passé fasse parti de notre regard »

L’objectif d’indépendance énergétique était partagé par la plus grande majorité. Aujourd’hui en 2015, nous bénéficions grandement de ces choix courageux de l’époque. L’histoire est un éternel recommencement parce que notre mémoire d’humain est courte et plus en plus courte.

La baisse conjoncturelle des prix du pétrole, après des périodes où tous les plafonds ont été explosés….devrait amener chacun à réfléchir au moment d’après et à ouvrir le chemin vers une économie qui réconcilie environnement, numérisation, compétence et humain.